Première soirée découverte du butô, vendredi dernier, dans le cadre du 4e festival de danse butô, à l’Espace culturel Bertin Poirée. Une toute petite salle aménagée dans les caves fraîches du bâtiment. Au programme ce soir : Mushimaru Fujieda dans « Tartar Fantasia , Dattan Gensôfu ». J’apprends à la lecture du programme de la soirée, qu’il s’agit là « d’une nouvelle version de « Dattan Gensôfu », créée en 2000 par le groupe ALAKAN sur le thème de l’homme sacré. « Dattan » est à la fois le nom d’un rite secret du bouddhisme et l’ancien nom des Tartares, nomades de l’Asie reculée. La pièce comprend 5 scènes : « Avant l’aube », « Midi », « Crépuscule », « Soir » et « Minuit » dont les images correspondent aux cinq éléments enseignés dans le bouddhisme : eau, feu, vent, terre et éther ». Mushimaru Fujieda est qualifié de « poète de la chair naturelle ». Influencé par le butô et le nô, « le travail de M. Fujieda est tout à fait particulier, basé sur « la marche respirant », une méthode de libération du corps mise au point par Mushimaru Jujieda à partir de la méditation en marchant des zénistes. Être mobile dans l’immobile, bouger dans le calme grâce à un contrôle de la respiration permet au corps de libérer sa propre beauté. » C’est donc avec un regard vierge et une certaine impatience que j’appréhende le premier tableau. La cave est plongée dans un noir profond, tous les sens en éveil, je sens très fortement l’odeur humide des lieux. L’œil ne perçoit rien pendant plusieurs minutes, c’est un peu intrigant, un silence profond règne. Très doucement, presque imperceptiblement, l’œil commence à percevoir un mouvement, puis une légère pénombre laisse entrevoir une silhouette. Puis, les premières notes d’une très belle musique se font entendre. D’abord, le son d’une flûte, si je me souviens bien, jouée par une espèce de moine, crâne rasé et longue robe rouge. Puis, on distingue un peu mieux une grande silhouette enveloppée dans un grand voile de couleur qui dessine de grands mouvements amples fendant l’air. La danse des ténèbres commence alors dans un ballet d’une grande poésie. On aimerait en voir davantage, mais plongée dans la pénombre, je ne parviens à distinguer qu’un être asexué, comme une âme qui virevolte, ou un fantôme errant… Le 2e tableau, me réserve une toute autre surprise. Mushimaru Fujieda apparaît entièrement couvert, de la tête aux pieds et jusqu’aux cheveux, d’argile ou de glaise, symbolisant la chair en lambeaux. C’est vraiment impressionnant ! Son visage surtout est monstrueux. A le voir danser, je me demande s’il fait encore parti du royaume des vivants, ou s’il est mort, mais il ressemble en fait à un mort-vivant dans une chorégraphie entre la vie et la mort. Il m’apparaît dans toute l’horreur, la souffrance, et la pitié d’un monstre désincarné, déshumanisé. Sa chorégraphie, d’une lenteur extrême, reflète cette décomposition, dans le mouvement, de l’individu qui tente de s’arracher à la mort. Chaque pas, chaque mouvement, chaque geste sont comme arrachés à une mort certaine. Cette danse d’une lenteur absolue surprend tout d’abord avant de laisser libre cours à mon imaginaire recadré de temps à autre par de fugaces codes visuels, des grimaces ou mimiques de souffrance, un corps qui tombe lourdement sur le sol laissant sur place quelques fragments de chair en lambeaux. A cette pesante lenteur s’opposent par moments quelques passages d’une grande violence gestuelle dans le 4e tableau principalement, des figures très physiques en rupture avec le reste de la chorégraphie. Le 4e tableau est en effet l’un des plus forts émotionnellement. Utilisant la pantomime, M. Fujieda base une grande partie de sa performance sur une expressivité absolument incroyable de son visage. Grimaces horrifiées et horrifiantes, rictus de souffrance insoutenables, regards vides signes d’une incommunicabilité terrifiante : l’artiste y est absolument remarquable ! Dans les autres tableaux, M. Fujieda est accompagné d’un autre danseur, Kôshô Nanami, tout aussi intéressant. Les duos des deux danseurs sont d’une très grande beauté. Entre la lenteur des mouvements et l’envoûtante musique japonaise, parfois même le chant, on vogue en apesanteur, dans une ambiance empreinte de spiritualité très forte. Parfois, les danseurs composent même avec quelques postures de yoga. Comme l’explique le programme : « L’œuvre a un caractère nettement fantasmatique où les mouvements contrôlés du corps caractéristiques d’ALAKAN servent une composition audacieuse qui se développe selon l’esthétique picturale surréaliste. » Une très très belle découverte ! ************************************* Cet après-midi, autre découverte au théâtre du Lierre, avec le chorégraphe et danseur Atsushi Takenouchi. Un solo tout d’abord de 70 minutes : « Tenmon ». Là encore, une ouverture très forte : dans la pénombre, deux mains qui égrènent le sable du temps, à moins qu’elles ne jouent avec la poussière de corps rendus à la terre… Puis, le danseur sort de l’ombre pour un long solo envoûtant, où il emprunte tantôt au théâtre d’ombres chinoises, tantôt à la chorégraphie « plus classique » mais dans une gestuelle vive, très physique, éprouvante. Une très belle fin de performance où, de la vie à la mort, le jeu de lumières final ne montre plus que le souffle de la respiration de A. Takenoushi, puis son squelette… Très belle performance du danseur. Le 2e programme « Koe », une performance de groupe chorégraphiée par A. Takenoushi, m’est apparu comme une œuvre « primitive ». Les danseurs dénudés, après s’être roulés dans une peinture ocre qui recouvre leur corps se livrent à une danse marquée par des pas, des mouvements, des pulsions, des rythmes très primitifs. Le programme qui m’a le moins enthousiasmé des trois. À l’issue de la représentation, je suis allée féliciter Mushimaru Fujieda, présent dans la salle, pour sa performance de vendredi. Mais bon, mon Anglais n’étant pas des meilleurs et le sien apparemment étant encore pire, l’échange n’aura pas duré longtemps, dommage ! ************************************** Prochain rendez-vous : mardi 24 (et mercredi 25 juin), à l’Espace culturel Bertin Poirée, avec Kô Murobushi, reconnu comme l’un des maîtres du butô actuel, « un butô sombre et cruel ». Au programme : un solo « Edge 02 – deux soirs d’improvisation pour bp ».
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